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Lumières dans le ciel
J’eus l’ultime vision fugitive de deux humains – un homme et une femme, nus l’un et l’autre – qui semblaient traverser la plage à toute allure. Une ombre passa brièvement sur le véhicule, projetée, peut-être, par l’un des gigantesques animaux de cette ère ; mais nous ne tardâmes pas à avancer trop rapidement pour pouvoir distinguer pareils détails, et nous nous précipitâmes dans l’incolore tumulte du voyage transtemporel.
Le lourd Soleil du paléocène franchit la mer d’un bond et je me représentai la Terre, du point de vue de notre transition temporelle, en train de tourner comme une toupie sur son axe et de filer comme une fusée autour de son étoile. La Lune était elle aussi visible, disque en pleine course rendu flou par le scintillement de ses phrases. Le transit quotidien du Soleil s’abolit bientôt dans la bande de lumière argentée qui oscillait entre les bornes des équinoxes, et le jour et la nuit fusionnèrent dans la clarté uniforme gris-bleu que j’ai déjà souvent décrite.
Les Dipterocarps de la forêt frissonnèrent entre la naissance et la mort puis furent évincés par la poussée vigoureuse de plantes plus jeunes ; mais le décor qui nous entourait – la forêt, la mer lissée par notre vitesse transtemporelle en une plaine vitreuse – demeurait essentiellement statique, et je me demandai si, en dépit de tous mes efforts et de ceux de Nebogipfel, les hommes n’avaient pas survécu, après tout, ici, au paléocène.
Puis – contre toute attente – la forêt dépérit et disparut. On eût dit qu’un tapis de verdure avait été arraché au sol. Mais le paysage ne resta guère inoccupé ; dès que la forêt fut éliminée, un mélange anguleux de brun et gris – les édifices de Londres Un en expansion – déferla sur la terre. Les immeubles ruisselèrent sur les collines dénudées et, passant près de nous, se répandirent jusqu’à la mer pour faire éclore docks et ports. Les constructions individuelles frissonnèrent et expirèrent presque trop vite pour que nous pussions les suivre des yeux, bien qu’une ou deux persistassent assez longtemps – plusieurs siècles, je suppose – pour devenir presque opaques, comme de grossières esquisses. La mer perdit sa teinte bleue et se mua en une couche de gris sale, ses vagues et ses marées rendues floues par notre déplacement ; le ciel sembla prendre une nuance brune, à l’image du fog londonien des années 1890, baignant la scène d’une lueur crépusculaire sale, et l’air autour de nous se réchauffa.
Fait remarquable, à mesure que défilaient les siècles, et quel que fût le sort des édifices individuels, les contours de la capitale persistaient dans leurs grandes lignes. Je constatai que le ruban du fleuve central – la proto-Tamise – et les cicatrices des voies principales demeuraient essentiellement inchangés au cours du temps, démontrant d’une manière frappante à quel point la géographie humaine est tributaire de la géomorphologie, c’est-à-dire de la forme du paysage.
— Nos colons ont manifestement survécu, dis-je à Nebogipfel. Ils sont devenus une race de néohumains et sont en train de changer leur monde.
— Oui, dit-il en rajustant son masque. Mais n’oubliez pas que nous voyageons à plusieurs centaines de siècles par seconde ; nous sommes au milieu d’une ville qui perdure déjà depuis quelques milliers d’années. Je doute qu’il reste le moindre vestige du Londres Un dont nous avons vécu la fondation.
Je regardai autour de moi, plein de curiosité. Les exilés de notre petit groupe devaient déjà être aussi éloignés de ces néohumains que l’avaient été les Sumériens des hommes de 1891, par exemple. Dans toute cette vaste civilisation débordante d’activité, était-il resté le moindre souvenir des fragiles origines de l’espèce humaine en cette ère reculée ?
Je pris conscience d’un changement dans le ciel ; un bizarre scintillement verdâtre de la lumière. Je compris bientôt qu’il s’agissait de la Lune, qui tournait encore autour de la Terre, croissant et décroissant au gré de son cycle éternel trop vite pour que je la suivisse des yeux ; mais la face de cette patiente compagne était à présent teintée en vert et en bleu : les couleurs de la Terre et de la vie.
Une Lune habitée, à l’image de la Terre ! Ces néohumains avaient manifestement gagné la sœur de notre planète à bord de Machines spatiales, l’avaient transformée et colonisée. Peut-être avaient-ils évolué pour devenir une race de Sélénites aussi grands et filiformes que les Morlocks des hautes latitudes que j’avais rencontrés en 657 208 ! Je ne pouvais évidemment y distinguer le moindre détail, car l’orbite mensuelle de la Lune la faisait tourbillonner dans mon ciel accéléré ; ce que je déplorai, car j’eusse tant aimé braquer sur elle une lunette pour voir les eaux des nouveaux océans venir battre contre les archaïques et profonds cratères et les forêts se répandre sur la poussière des grandes mers lunaires. Comment pouvait-on prendre pied au milieu de ces plaines rocheuses, toutes attaches rompues avec notre mère la Terre ? Sous cette pesanteur réduite, on s’envolerait à chaque pas dans l’air froid et raréfié, sous un Soleil féroce et immuable ; ce serait comme le paysage d’un rêve, me dis-je, avec cette lumière aveuglante et des plantes plus éloignées de la flore terrestre que celles que j’imaginais parmi les rochers au fond de l’océan…
Hélas, c’était un spectacle dont je ne serais jamais témoin. Je m’arrachai à mon séjour imaginaire sur la Lune et me concentrai sur notre situation.
Il y avait à présent un mouvement dans la partie ouest du ciel, bas sur l’horizon : des lumières jaillirent comme autant de lucioles, traversèrent le firmament par saccades et se stabilisèrent, restant en place pendant de longs millénaires avant de pâlir pour être remplacées par d’autres. Il y eut bientôt une foule de ces étincelles, qui fusionnèrent en une sorte de pont qui franchissait le ciel d’un horizon à l’autre ; à son sommet, je dénombrai plusieurs douzaines de lumières dans cette cité céleste.
Je montrai ce phénomène à Nebogipfel.
— Sont-ce des étoiles ?
— Non, dit-il d’une voix égale. La Terre est encore en rotation, et les vraies étoiles doivent être trop floues pour être visibles. Les lumières que nous voyons sont suspendues en des positions fixes au-dessus de la Terre…
— Que sont-elles, alors ? Des lunes artificielles ?
— Peut-être. Elles sont certainement placées là par l’homme. Ces objets sont peut-être artificiels, construits à partir de matériaux acheminés depuis la Terre ou la Lune, dont le puits de gravité est beaucoup moins profond. Ou peut-être sont-ils des corps célestes naturels remorqués autour de la Terre et mis en place par des fusées : des astéroïdes ou des comètes capturés, ce n’est pas impossible.
Je scrutai ces lumières qui se bousculaient avec autant de terreur respectueuse qu’un homme des cavernes contemplant, ébahi, la lumière d’une comète passant au-dessus de sa tête ignorante.
— Que serait l’utilité de telles stations au sein de l’espace ?
— Pareil satellite est comme une tour fixée au-dessus de la Terre, de vingt mille milles de hauteur…
— Quelle vue ! m’écriai-je avec une grimace. On pourrait s’installer là-haut et observer l’évolution des formations météorologiques sur tout un hémisphère !
— La station pourrait aussi servir à l’émission de messages télégraphiques d’un continent à l’autre. Ou, plus radicalement, on pourrait imaginer de transférer d’importantes activités – l’industrie lourde ou la production de l’énergie, peut-être – dans l’espace relativement sans danger d’une orbite terrestre à haute altitude.
Nebogipfel ouvrit les mains et poursuivit :
— Vous pouvez constater par vous-même la dégradation de l’air et de l’eau autour de nous. La Terre ne peut que jusqu’à un certain point absorber les déchets de l’industrie, humaine, laquelle pourrait même se développer jusqu’à rendre la planète inhabitable.
« En orbite, cependant, la croissance est virtuellement illimitée : à preuve, la Sphère construite par ma propre espèce.
La température continuait de s’élever et l’air devint de plus en plus vicié. Le Chronomobile improvisé de Nebogipfel était fonctionnel mais médiocrement équilibré ; il tanguait et oscillait ; je m’accrochai piteusement à ma banquette, car la combinaison de la chaleur, du balancement et du vertige habituellement associé au voyage transtemporel me donnait de sévères nausées.